L’obélisque de Moscou sur lequel figurait le nom de Jean Meslier n’est plus

Obélisque de Moscou avant 2013
Obélisque de Moscou avant 2013

par Serge Deruette       Posté le 15 décembre 2015  Par ABA Publié dans Athéisme 

Tous les grands personnages ont leur statuaire qui à la fois reflète leur célébrité et y contribue. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que Jean Meslier (1664-1729), le premier théoricien de l’athéisme, n’ait pas cet honneur : trop peu célèbre et trop peu célébré. Il l’a pourtant été en Russie soviétique, honoré sur le seul monument où l’on retrouvait gravé son nom, et qui avait été inauguré à la suite de la révolution d’Octobre.

Lénine, personnellement, attachait une grande importance à cette question des monuments publics, à leur rôle éducateur sans doute mais aussi parce qu’ils étaient susceptibles de jouer leur rôle symbolique dans le ralliement au régime soviétique de ces masses au sein desquelles la haine du tsarisme était vivace.

C’est ainsi qu’une stèle portant les noms de dix-neuf précurseurs de la pensée socialiste au sein desquels on retrouve celui de Meslier, a vu le jour, inaugurée à l’occasion du premier anniversaire de la révolution d’Octobre à l’occasion duquel étaient également inaugurés un monument à Marx et Engels et une plaque commémorative « aux combattants » de cette Révolution.

L’obélisque a remplacé, dans le jardin Alexandre qui borde le Kremlin, celui qui avait été érigé quelques années auparavant à la gloire de la dynastie des Romanov en juin 1914 (et non en 19013, comme on l’écrit souvent), dans la foulée de la commémoration l’année précédente du tricentenaire de la naissance de la dernière dynastie tsariste.

Le monument n’a pas été détruit mais transformé en « stèle socialiste » : les noms des tsars sculptés en bas-relief ont été raclés et remplacés par ceux de penseurs socialistes gravés sur la surface des blocs de granit. Il s’agit, dans l’ordre où ils paraissent, de

Obélisque de Moscou le nom de Meslier avant 2013
Obélisque de Moscou le nom de Meslier avant 2013
  • Karl Marx
  • Friedrich Engels
  • Wilhelm Liebknecht
  • Ferdinand Lassalle
  • August Bebel
  • Tommaso Campanella
  • Jean Meslier
  • Gerrard Winstanley
  • Thomas More
  • Claude-Henri Saint-Simon
  • Édouard Vaillant
  • Charles Fourier
  • Jean Jaurès
  • Pierre-Joseph Proudhon
  • Mikhaïl Bakounine
  • Nikolaï Tchernychevski
  • Piotr Lavrov
  • Nikolaï Mikhaïlovski
  • Gueorgui Plekhanov

L’élaboration de cette liste plutôt éclectique d’auteurs et d’acteurs liés au socialisme avait été confiée par le Soviet de Moscou à Vladimir Friche, un spécialiste marxiste de l’histoire de la littérature qui venait de rejoindre en 1917, l’année révolutionnaire, le parti bolchévique. Telle qu’elle a été présentée pour approbation à Lénine, elle contenait originellement un vingtième et ultime nom, le seul qu’il ait biffé : le sien. À l’évidence, Lénine ne cultivait pas le culte de la personnalité.

Il est intéressant de se pencher sur le choix des noms qui y a été fait, en compagnie desquels se retrouve celui de Meslier. Ils présentent en effet pour nombre d’entre eux des incongruités en regard des conceptions théoriques du marxisme que défendaient les bolchéviques.

Malgré une volonté affichée d’internationalisme, la sélection retenue n’est pas non plus sans carences. Ainsi, parmi les plus célèbres ou les plus grands du panthéon révolutionnaire de l’humanité, quantité de noms qui auraient pu y figurer ne s’y trouvent pas : ceux, par exemple, de Spartacus, de Thomas Münzer, de Marat, de Babeuf, d’Owen, d’Auguste Blanqui, de tant de dirigeants de la Commune autres qu’Édouard Vaillant, comme Eugène Varlin, Léo Fränkel, Émile Eudes ou, pourquoi pas une femme : Louise Michel, ou encore de James Connolly, le révolutionnaire irlandais qui avait dirigé l’insurrection de Pâques en 1916. Robespierre non plus, à qui Lénine avait tenu à ce qu’on lui élève rapidement une statue à lui seul, inaugurée le 3 novembre 1918, quatre jours avant la fête de la révolution d’Octobre, réalisée en béton en cette période de guerre civile où tout manquait, mais qui fut immédiatement détruite, vraisemblablement par un acte de vandalisme contre-révolutionnaire

Le choix des noms figurant sur l’obélisque, je l’ai dit, a de quoi étonner. Pourquoi retrouve-t-on celui de Lassalle ? Ce socialiste allemand du milieu du XIXe siècle, à l’époque où le marxisme était encore loin de s’imposer, avait bien joué un rôle dans la fondation et la construction du tout premier parti ouvrier allemand, mais Marx et Engels avaient publiquement et sans ménagement critiqué ses conceptions économiques (notamment sa fameuse « loi d’airain des salaires ») et sa pratique politique, comme son soutien à la politique nationaliste de Bismarck, ainsi que ses thèses sur l’État que ses partisans continueront longtemps encore à défendre dans le mouvement ouvrier allemand.

Il est surprenant aussi que les noms de ces deux grands penseurs utopistes qu’étaient Thomas More et Tommaso Campanella soient séparés par celui de Jean Meslier et de Gerrard Winstanley. Meslier était connu plus que vraisemblablement par Friche au travers des travaux de l’historien menchévique Volguine (qui rejoindra les bolchéviques en 1920) comme un penseur communiste qui n’était en rien utopiste mais était, au contraire, un révolutionnaire athée. Quant à Gerrard Winstanley, rien d’utopiste non plus chez ce dirigeant révolutionnaire communiste anglais qui prônait le partage en commun des terres, et l’avait d’ailleurs concrètement organisée dans le Surrey en 1649,dans la foulée de la grande révolution cromwellienne du milieu du XVIIe siècle.

Bien plus que le nom de Jean Jaurès, socialiste réformiste certes mais qui, jusqu’à son assassinat quelques jours avant le déclenchement de la guerre, avait prôné la grève générale contre celle-ci, le nom d’Édouard Vaillant pose aussi question. Ce dernier, s’il avait été membre de la Commune de 1871, devenu par la suite un des leaders de la SFIO, la Section française de l’Internationale ouvrière, se rangera, la Grande Guerre venue, sur les positions patriotiques de la défense de la « commune patrie » contre « l’impérialisme allemand ».

Que le nom de Proudhon ait lui aussi été retenu parmi ceux des socialistes jugés dignes de figurer sur la stèle paraît difficilement s’expliquer : considéré comme la grande figure française de l’anarchisme, si sa doctrine jouissait encore, en France et en Belgique notamment, d’une certaine influence dans le mouvement ouvrier, et si en Russie il pouvait encore être apprécié des anarchistes et des révolutionnaires de la première heure du mouvement paysan, Marx l’avait idéologiquement combattu avec énergie. Père du mutuellisme, du fédéralisme anticentralisateur, antisémite et antiféministe, ses conceptions idéologiques se situaient aux antipodes de celles du marxisme et du bolchévisme.

Il semble donc étonnant que Lénine, qui accordait une grande importance à la « propagande monumentale » ait accepté telle quelle cette énumération de noms devant figurer sur la stèle. Devait-il être pressé ? Ou, tout à la hâte de valider enfin le travail qui devait permettre enfin l’édification d’un de ces monuments pour lesquels il avait tant de fois battu le rappel, était-il préoccupé seulement d’y supprimer son seul nom ?

Ou encore y a-t-il une autre raison que, peut-être, la présence des noms des Russes Bakounine, Tchernychevski, Lavrov et Mikhaïlovski, tout aussi déroutante, peut nous fournir ? Le dix-neuvième et tout dernier, celui de Gueorgui Plekhanov pose moins de problèmes. S’il avait rejoint les menchéviques, avait condamné la première révolution russe en 1905, s’était rangé sur des positions chauvinistes en 1914 et avait condamné la révolution d’Octobre, il était surtout, avant tout, le théoricien qui avait introduit en Russie le marxisme et contribué ainsi à former tant de militants révolutionnaires, dont Lénine lui-même et tant d’autres bolchéviques.

Mais outre Plekhanov, les quatre autres Russes retenus semblent bien plus problématiques. La présence du nom de Bakounine d’abord peut surprendre, ce théoricien bien connu de l’anarchisme et célèbre opposant russe à Marx au sein de l’AIT, la Première Internationale. Celle des trois suivants aussi, qui sont liés au monde paysan et au narodnisme, ce mouvement que l’on appelle souvent le « populisme russe », et dont les organisations, à la fin du XIXe siècle, avaient pratiqué le « terrorisme excitatif » (l’organisation d’attentats visant à radicaliser les masses) que dénonçaient les bolchéviques, et dont le parti socialiste révolutionnaire (SR) était à l’époque le lointain héritier.

Tchernychevski, qui avait été l’un des plus célèbres inspirateurs de ce mouvement, est encore celui des quatre qui, idéologiquement, présente le moins de difficultés idéologiques. Son roman Que faire ?, publié d’abord sous forme de feuilleton en 1862-1863, avait joué un rôle énorme dans l’histoire des luttes politiques en Russie, influençant des générations de révolutionnaires russes, les narodniki comme les marxistes et, parmi ceux-ci, Lénine qui, en manière de dette de reconnaissance, en reprendra le titre pour son livre dans lequel il expose les fondements de la stratégie et de la tactique du bolchévisme..

Lavrovet Mikhaïlovski, par contre, posent plus de problèmes. Tous deux, influencés par Tchernychevski, ils avaient été de grandes figures, toujours populaires au sein de la paysannerie, du narodnisme. Le premier, exilé à Paris, avait été membre de l’AIT et participé à la Commune, et le second, proudhonien, prônait l’organisation coopérative de la société sur base de la communauté villageoise russe.

L’importance consacrée au narodnisme paysan ainsi qu’à l’anarchisme ne peut être le fruit d’un choix fortuit. Celui-ci semble en fait plutôt devoir s’inscrire dans la conjoncture politique de l’année 1918, celle de la construction du nouvel État révolutionnaire que les bolchéviques appelaient la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans ». Pour la consolider, ils comptaient sur l’appui des campagnes, et d’autant plus que celui-ci était fragilisé par la défection des « SR de gauche », les révolutionnaires paysans. Ces derniers, s’ils s’étaient séparés de la droite du parti SR défendant les intérêts des propriétaires fonciers pour soutenir la révolution et participer avec les bolchéviques au pouvoir pendant l’hiver 1917-1918, avaient ensuite rompu leur alliance en mars, désapprouvant la paix sans conditions signée à Brest-Litovsk. Ils avaient ensuite tenté en juillet un coup de force à Moscou, qui sera réprimé.

C’est donc vraisemblablement en raison cette situation extrêmement tendue et de la nécessité politique qui en découle de s’allier le monde paysan en révolution, alors même que débute la terrible guerre civile, qu’il faut chercher la raison de cet assemblage à l’allure idéologiquement décousue de noms plutôt disparates que l’on retrouve sur la stèle.

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Quelle que fut son histoire, l’obélisque de Moscou à la gloire des penseurs socialistes et de leurs précurseurs a bien été le seul et unique monument au monde où s’est trouvé célébré Jean Meslier.

Il n’existe plus aujourd’hui, n’ayant pas survécu au renversement du pouvoir soviétique, même s’il a encore pu subsister près d’un autre quart de siècle encore, jusqu’en juin 2013, où l’on a procédé à sa démolition.

Aiguillonné par les demandes venant des groupes les plus réactionnaires, nationalistes et religieux nostalgiques du tsarisme, le ministère russe de la Culture avait, en cette année du quatre centième anniversaire de la naissance de la maison Romanov, décidé de rétablir le monument en sa forme historique à la gloire de la dernière dynastie tsariste.

Il est vrai qu’il sied mieux aux rêves de grandeur de l’actuelle Russie de Poutine. Celui-ci sera reconstruit, non sans difficultés et approximations : l’entreprise en charge des travaux n’a pas reproduit à l’identique le monument édifié un siècle plus tôt (la représentation de saint George par exemple ne correspond pas à l’original, le lettrage du texte sculpté diffère et celui-ci n’était pas exempt de fautes d’orthographes, rectifiées depuis à la fin du mois d’octobre, et inauguré le 4 novembre2013.

 

Serge DERUETTE en conférence  Serge DERUETTE en conférence

 

Il n’existe donc plus aujourd’hui nulle part dans le monde aucun monument où l’on retrouve le nom de Jean Meslier. À quand donc un monument pour le célébrer comme il se doit ? Et pourquoi pas à Étrépigny, sur la place du village qui porte son nom ?

La tâche n’est pas évidente. Il faudra sans doute convaincre, et vaincre surtout les réticences politiques et idéologiques d’autorités publiques, qu’elles soient locales ou régionales.

C’est que la pensée de Meslier suscite encore aujourd’hui– quelle avance avait-il donc sur son temps ! – bien des controverses.

L’association des « Amis de Jean Meslier » (www.jeanmeslier.fr/), créée en 2011 dans le but de faire connaître ce penseur et d’en promouvoir la pensée, s’emploie à mener cette initiative à bon port.

 

 

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