Meslier dans l’histoire des Idées

La place méconnue de Meslier dans l’histoire des Idées

« Imagine qu’il n’y ait pas de paradis

C’est facile si tu essaies »

chante John Lennon, qui ajoute :

« Imagine qu’il n’y ait pas de propriétés

Je me demande si tu le peux »,

Jean Meslier, il y a trois siècles déjà, partageait ces deux points de vue de John Lennon, l’athéisme et l’égalitarisme. Plus même que simplement l’imaginer, il voulait fonder l’un et l’autre, l’un par l’autre, l’un pour l’autre.

Il est le fondateur si peu connu encore aujourd’hui de l’athéisme. Le premier à en fournir une théorie complète et cohérente.

Le premier, et le seul aussi en son temps, les Temps modernes, à concevoir l’athéisme, non comme un amusement pour les puissants et les nantis de ce monde, mais pour la libération des masses asservies qui ploient sous le joug de ces puissants et nantis.

Jean Meslier est à la fois un homme ordinaire et extraordinaire. Un curé de campagne ordinaire sous l’Ancien Régime en France, et un penseur extraordinaire dans l’histoire des idées philosophiques et politiques. Tout à la fois un obscur curé de village et un théoricien éclatant de l’athéisme révolutionnaire. Un homme de son pays et de son temps, mais qui transgresse les frontières de sa terre féodale et de toutes les nations, qui dépasse les limites de l’Ancien Régime et, à bien des égards, celles d’aujourd’hui.

Nourri tant de sa formation ecclésiastique que du savoir paysan, il les transcende tous deux, récusant l’une, se fondant sur l’autre, pour élaborer, énoncer et proposer une conception du monde et de la vie radicalement créatrice, innovante et – cela se doit de toute conception de ce genre – résolument subversive : l’athéisme et l’égalitarisme communiste, le matérialisme philosophique et la révolution sociale.

Il constitue à lui seul un moment dans l’histoire de la pensée philosophique et des idées politiques, celui d’une rupture, d’une ouverture.

Car si, dans l’Antiquité grecque et romaine, Démocrite, Épicure et Lucrèce avaient montré que l’on pouvait se passer des dieux, ils ne s’étaient pas aventurés à démontrer que ces dieux n’existaient pas. Spinoza du XVIIe siècle non plus : Dieu était assimilé à la nature, il était la nature elle-même, mais il subsistait dans ce qui, somme toute, le caractérisait intrinsèquement : sa divinité.

Les athées libertins, avant Meslier, en son temps et après lui, ne se préoccupaient certainement pas de désabuser les masses, trop heureux que la religion existe pour le « bas peuple », pour s’en distinguer et par peur de ses séditions : la rationalité anticléricale pour les nantis, l’irrationalité cléricale pour le peuple.

Les penseurs des Lumières  au XVIIIe siècle, après Meslier, n’étaient pas tous, loin s’en faut, athées. Certains l’étaient, Diderot, Holbach notamment, mais sous la terrible censure de l’Ancien Régime, démontrer l’inexistence de Dieu les préoccupaient moins que de combattre l’obscurantisme religieux : éclairer la nuit, non lui substituer l’éclatante clarté du jour.

Nietzsche, à la fin du XIXe siècle, ne fera rien d’autres que les arrogants libertins du XVIIIe, imbus l’un comme les autres du mépris élitiste, aristocratique chacun en leur genre, pour le peuple de l’ombre, masse anonyme et ployant sous le joug du labeur et de la misère, de l’oppression et de l’exploitation : nier Dieu, mais pour eux-mêmes et pour leurs pairs, pas pour l’humanité.

Et Bakounine, et Marx même sur le plan de l’athéisme, qui pour la première fois l’inscrivent dans un projet d’émancipation populaire, n’auront rien inventé. Rien inventé en ce domaine, parce qu’un homme qu’ils ne connaissaient pas, enfoui sous les brumes trop épaisses de la pensée dominante pour qu’ils aient eu la possibilité d’en connaître les idées et le lire, un homme avant eux s’était déjà préoccupé non seulement de nier Dieu, mais de libérer l’humanité des chaînes que justifiait et bénissait la religion.

Meslier est en effet le seul athée d’avant la Révolution française à s’adresser directement aux masses asservies, le seul dans l’Europe des Lumières à prôner la transformation de l’ordre féodal par l’action populaire.