Idées philosophiques

 

La pensée philosophique de Meslier

Loin des cercles où la pensée des Lumières se forme, hors des salons, de ces salons feutrés et distingués où se forme et fermente la pensée rationaliste française moderne, Meslier élabore sa conception radicalement nouvelle du monde et de la vie, et il l’élabore seul. Avec peu de livres (il cite par exemple avec enthousiasme Montaigne ; il analyse par le menu les ouvrages des cartésiens chrétiens Fénelon et Malebranche, mais pas ceux de Descartes lui-même), dans l’univers clos de son presbytère au sein d’une campagne ployant sous les aléas des cycles saisonniers, le poids des droits féodaux et des guerres, cela n’est pas rien.

D’autant que le mesliérisme représente une rupture totale, radicale non seulement avec la pensée religieuse médiévale mais avec le cartésianisme aussi, cette pensée du XVIIe siècle qui ouvrait la porte à la raison. Mais qui, en laissant à Dieu le domaine de l’âme pour réserver à l’homme celui du monde, nourrissait la contradiction en son sein, ouvrant cette porte sur un mur, celui où elle se fracassera.

Restait une alternative : ou rebrousser chemin, ou abattre le mur.

Les cartésiens chrétiens, tels Malebranche et Fénelon, emprunteront la première voie, celle de la régression. Ils s’ingénieront à utiliser la raison cartésienne pour « prouver » Dieu. Meslier, lui, bataillant pied à pied avec ces cartésiens, se met en devoir d’abattre le mur, et d’ouvrir l’horizon à un monde à la fois matériel et spirituel définitivement débarrassé de Dieu, qu’il va traquer jusque dans ses derniers retranchements, l’en expurger et l’éliminer.

Si Descartes, en opposition avec la pensée scolastique cléricale, constituait un moment important dans l’histoire de la pensée, il laissait subsister Dieu bien à son aise en séparant l’âme de la matière par un mur infranchissable, constitutif de son dualisme : la main gauche tendue vers le matérialisme, mais le pied droit chevillé dans l’idéalisme. Dieu n’expliquait déjà plus la matière, mais la matière n’expliquait toujours pas Dieu, qui subsistait encore. Ainsi, pour Descartes, l’âme est-elle distincte et séparée du corps : l’homme est constitué d’un corps matériel et d’une âme immatérielle indépendants l’un de l’autre… mais qui agissent l’un sur l’autre. Cette contradiction constitutive de la pensée de Descartes, non conçue et comme occultée par lui, ne pouvait durer. Le cartésianisme devait encore être dépassé sur la longue route qui menait de l’obscurantisme à la rationalité matérialiste.

Ce moment nouveau de l’histoire de la pensée, celui de la matière débarrassée de son interprétation idéaliste, affranchie de Dieu, indépendante de toute détermination autre qu’elle-même, Meslier le représente. La matière, démontre-t-il, « est d’elle-même ce qu’elle est », elle « a d’elle-même son mouvement ». Elle est incréée et s’explique par elle-même. L’âme aussi – c’est-à-dire pour Meslier la pensée, les sensations, les sentiments, les passions, etc. « n’est ni spirituelle ni immortelle, comme nos cartésiens l’entendent ». Elle ne peut pas l’être puisqu’elle agit sur le corps et que le corps agit sur elle. Elle est matérielle et, comme le corps, avec le corps, mortelle.

Le cartésianisme – tel qu’il le connaît au travers des écrits de Fénelon et Malebranche – est pour Meslier à la fois un tremplin et un repoussoir. Meslier part de ses acquis antiscolastiques et de la raison qu’il promeut pour la connaissance du monde. Mais il s’y oppose là précisément où le cartésianisme donne encore des gages à la pensée religieuse dont il prétend se séparer (voir « Le dépassement du cartésianisme »).

Pour en finir avec le dualisme bloqué du cartésianisme, Meslier puise sa conception matérialiste non dans la spéculation philosophique, mais dans la vie elle-même. Dans la vie des campagnes, celle de la paysannerie qui étale sa misère et crie vengeance. Dans l’expérience elle-même de cette classe de labeur. Il n’hésite pas par exemple à convoquer les distingués « Messieurs les cartésiens » à venir expliquer devant des paysans leur théorie barbare et inhumaine des « animaux-machines » pour que ces paysans, simples mais dont le « jugement est si bien fondé en cela sur la raison et sur l’expérience que l’on voit tous les jours », éclatent d’un grand rire irrévérencieux.

S. DERUETTE

voir la suite :    →   Dépassement du cartésianisme – matérialisme et athéisme