Destinée du Mémoire

Son Mémoire, Meslier le laisse en 1729 à la destinée posthume. Il a été recopié par lui-même en quatre exemplaires au moins – on en retrouve trois exemplaires, conservés à la Bibliothèque nationale de France, un quatrième est perdu et peut-être en existe-t-il un cinquième ? Il a été diffusé dans les circuits clandestins qu’empruntaient les manuscrits subversifs au XVIIIe siècle et nous est heureusement parvenu. Roland Desné, à qui l’on doit la publication de son œuvre en 1970-72 a établi que les trois exemplaires conservés à la BnF étaient de la main même de Meslier. Et il en existe une dizaine d’autres copies plus ou moins complètes. Ce Mémoire a donc circulé au XVIIIe siècle avant de tomber dans l’oubli.

Des penseurs des Lumières connaissaient Meslier, son œuvre et ses idées, Voltaire le premier. Ils y ont sans doute puisé, mais sans en transcrire la radicalité. Sans le citer non plus lors de ces emprunts. Quel prestige d’ailleurs auraient tiré ces penseurs des hautes sphères de l’intelligentsia en citant un curé de village ? Mais aussi, pour ceux qui, tel Diderot qui lui emprunte une fois l’idée du tyrannicide, comment, avec une telle référence, éviter la chape de plomb de la censure absolutiste toujours prête à s’abattre sur leurs publications. Le siècle des Lumières n’était pas prêt à assumer les démonstrations radicales et subversives de Meslier.

Reste seul de cette période le portrait que désirait en retenir Voltaire, dans la publication délibérément mutilée et falsifiée qu’il en faisait en 1762 de ce qu’il appelait un « abrégé » du « Testament » de Meslier. C’est un Meslier aseptisé, dulcifié, « voltairisé » en fait que l’on y retrouve, dont Voltaire se sert comme d’une arme dans son combat idéologique de grand bourgeois déiste.

Il ne retient pour son Extrait que la critique des erreurs des textes sacrés et de la morale du christianisme, à l’exclusion expresse des parties du Mémoire qui en constituent véritablement la spécificité : les démonstrations de son matérialisme athée et de son communisme révolutionnaire. Et encore opère-t-il des modifications de ce qu’il conserve, n’hésitant pas d’ailleurs à trahir la pensée profonde de Meslier pour le métamorphoser en déiste, concluant notamment son imposture en le faisant « supplier Dieu » qu’il rappelle les hommes « à la Religion Naturelle » ! Ainsi, connu principalement avant la Révolution au travers de la publication de Voltaire, Meslier en perdait toute sa force contestante et novatrice.

C’est seulement en 1864 que le texte complet du Mémoire sera publié, mais dans une diffusion extrêmement réduite et sans doute confinée aux seuls cercles de libres-penseurs, par le Hollandais Rudolf Charles, et dans la première moitié du XXe siècle, sa traduction intégrale en russe, dès 1924. En France, il faudra attendre l’ouvrage capital de Maurice Dommanget, en 1965, au titre évocateur : Le curé Meslier, athée, communiste et révolutionnaire sous Louis XIV, puis la remarquable édition critique en trois tomes, publiés de 1970 à 1972 aux éditions Anthropos, des Œuvres de Jean Meslier, animée par Roland Desné.

En ce début de XXIe siècle, l’intérêt pour Meslier semble cependant renaître. En témoignent les deux éditions intégrales du Mémoire en 2007, et les traductions du Mémoire, en anglais récemment, mais en japonais aussi, préalablement.

Viennent de lui être consacrées ces toutes dernières années : trois pièces de théâtre, une en anglais de… et deux en français l’une de Gilles Rosière et Bernard Froutin, l’autre de Jean-François Jacobs, deux films, l’un de Alain Dhouailly et un long métrage grec de fiction de Dimitris Kollatos, deux études encore de son œuvre, l’une de Serge Deruette, une autre coécrite par Yvon Ancelin, Serge Deruette et Marc Génin, un nouveau recueil d’extraits de son Mémoire, par Noël Rixhon, ainsi que deux romans de Yvon Gardan.

L’opuscule édité fin XVIIIe, et reproduit jusqu’au milieu du XXe siècle, intitulé Le Bon sens du curé Meslier ou  idées naturelles opposées aux idées surnaturelles suivi de son Testament est, d’une part, une œuvre d’Holbach, qu’un libraire à des fins mercantiles à faussement attribué à Meslier, et d’autre part l’éhonté  Testament de Jean Meslier de Voltaire dans lequel il dénature la pensée de Meslier dans un sens déiste.

S. DERUETTE

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